
Un tableau de Jérôme Bosch peut suffire à vous hanter quelques jours et à vous hypnotiser suffisamment pour voir passer votre vie devant vos yeux ouverts, afin de savoir s'il n'y a pas quelques fautes impardonnables en tout cas assez graves pour vous expédier de l'autre côté de la toile. Celle de M. Linna est un lac finlandais, perdu et encadré d'une forêt sombre. Un pêcheur à la cuiller et aux leurres du nom de Hilpo à l'âme triste et criminelle, passe son temps dans sa barque à traquer la plus grosse perche du lac. Les divinités des temps anciens, des mythologies finlandaises dites primitives, sont invoquées à défaut d'être convoquées. Athi, dieu de la pêche, ou les Ondins, à la fois torse d'homme mais à la terminaison caudale écailleuse, constituent des reliquats merveilleux mais trop éthérés, trop brillants, trop beaux.
Hilpo a une femme, assez soumise pour tolérer des boîtes d'asticots dans le frigo, assez résignée pour accepter les longues absences de son mari, assez passive pour accepter des têtes de poissons accrochées au mur du salon en guise de trophée. Celle-ci disparaît, ainsi que sa s½ur tout comme le fils du gérant du camping, le lac étant assez grand et ses eaux assez profondes et vaseuses pour les inhumer d'une lourde chape liquide au Royaume des perches. Oubliez les perches rutilantes d'un J.-J. Audubon et leurs coulures d'or, leurs reflets d'émeraude et les cuivres brillants d'un H.-D. Thoreau. Elles prennent ici dans le lac d'Hilpo des allures de spectres capables de pénétrer dans vos rêves pour les transformer en cauchemar. Des bans de perches décapitées peuvent tourmenter le dormeur en réclamant leurs têtes. Elles viennent d'un royaume tout aussi froid et glauque qu'une morgue, sauf qu'à la morgue on ne peut pas servir d'appât pour la pêche, du moins en principe.

« Mon carnet de capture est resté là-bas avec mes cannes et mes moulinets.
Nom de Dieu ! Sa femme avait disparu...
et le pauvre bougre ne se souciait que de son matériel de pêche. »,
Martti Linna, Le royaume des perches.
La quête mystique du trophée se perd en coup de rames, en pontons glissant et en hameçons triples plantés dans la bouche. La pêche au mort manié n'a jamais aussi bien porté son nom et ce n'est pas le diable qui tient la canne. Hilpo a perdu son âme, il ne l'a même pas vendue. Il s'est laissé allé sans même penser revenir. Tout est poisson, les femmes et les hommes ressemblent à des brochets corpulents lents à mourir parce que difficiles à tuer ou à des brèmes aux lèvres molles, méprisables, mangeuses de vase qu'Hilpo ne prend même pas soin de tuer. Lui-même est poisson, « une saloperie de poisson. Il baise comme un poisson » dit de lui Seija sa belle-soeur qui fut un temps son amante. Il offre à sa femme le jour de son mariage une cuiller Procatch n° 4 de chez Rapala montée en broche, les triples en moins tout de même. Beau cadeau certes mais qui ne vaut pas une belle alliance si les circonstances comptent encore un peu.
Linna opère une hybridation de son héros et des personnages secondaires. Ils ne sont plus du genre humain, la ramification est accidentelle mais prévisible. Un temps trop long passé à pêcher loin des hommes peut abîmer le comportement, et si la sympathie pour les poissons n'était pas sans borne je supposerais qu'Hilpo est le chaînon manquant vers une anormalité monstrueuse. Trop poisson pour être humain mais trop humain pour être poisson. Le dérèglement de l'âme met en route la combinatoire de l'hybridation que Jérôme Bosch peint dans son tableau sur l'Apocalypse visible au musée Groeningue de Bruges. Ses hybridations mi-homme mi-poisson ne sont que les avatars diaboliques et démoniaques de nos turpitudes qui viennent nous saisir sans aucune échappatoire possible. Le dérèglement du monde n'est que le résultat de notre action déréglée.

« La cuiller tomba droit dans la bouche ouverte d'Osmo.
Elle s'enfonça profondément.
Les hameçons de la Clipper étaient situés au niveau des nageoires dorsale, ventrale et caudale. »,
Martti Linna, Le Royaume des perches.
C'est ce que l'auteur appelle le « complexe des percidés », à peine plus compliqué que celui d'Oedipe. Mettez-lui des nageoires, des ouïes, une tête et une paire d'yeux et cela peut faire l'affaire. Vous commencez par préférer les eaux froides, profondes et sinistres, vos yeux deviennent livides, votre peau s'amollit et devient squameuse, s'en est fait de vous, vous êtes passé de l'autre côté, du côté du Royaume des perches où vous courez comme un fou quelque part dans l'Apocalypse de Jérôme Bosch poursuivi par des poissons scie ou des baleines aux dents de lames. Hilpo n'aime rien de plus que son lac qui ne le prenait jamais à l'improviste au contraire des rivières si changeantes et des cailloux glissants. Ses eaux sont sans reflet et la barque d'Hilpo avance en glissant comme celle de Caron le nautonier qui met l'enfer à la portée d'un coup de rame. La thèse de Bachelard dans L'eau et les rêves est que l'eau met à jour les affres de l'âme et que les eaux profondes sont la matière du désespoir, une invitation à mourir. C'est pour cela certainement qu'Hilpo transforme son lac en cimetière.
Alors donc, méfiez-vous si vous préférez les grands lacs, les rivières, les ruisseaux, les étangs, la mer ou si vous les préférez tous, interrogez-vous, car cela dit quelque chose de vous, de votre âme et que vous vous approchez de l'autre monde et peut-être même que vous y êtes déjà..,
M. Linna, Le Royaume des perches.
Pierre Affre, La vie rêvée du pêcheur
Jean-Pierre Comby, Rêves de pêcheur
Visiteur, Posté le lundi 25 février 2019 07:46
Chamane le retour!!! voilà une excellente nouvelle, toujours un plaisir de te lire.