
Le livre de Numa Marengo n'est pas à proprement parler un livre de pêche, il n'est pas, non plus, un livre de philosophie. Pourtant, je l'ai lu d'une traite ou presque. Sous une forme dialoguée, le style est alerte et le vocabulaire choisi. Passée l'introduction qui sonne comme une Apologie de Socrate façon Xénophon, on trouve la thèse centrale du livre : les pêcheurs prédateurs disparaissent pour diverses raisons, laissant place aux pêcheurs consuméristes, technicistes. Le pêcheur contemporain, c'est-à-dire moderne, est un pêcheur aux leurres. La technique employée fait l'identité et écrase la pêche générique, multi-espèce telle qu'on pouvait la lire dans les encyclopédies de la pêche, jadis. Le pêcheur est urbain, sa sociabilité mise en réseau, halieutiquement centré et égocentré. La pêche de tradition et socialement populaire se voit dépassée par une pêche de classe moyenne, de plus en plus spécialisée qui met en place une éthique, celle du catch and release, du no kill qui viennent s'ajouter parfois à des considérations environnementales et écologiques. Il y aurait donc, selon les techniques pratiquées en fonction des poissons recherchés, des considérations, des différenciations socio-identitaires. Par dessus tout, la pêche aux leurres, en raison de ses derniers progrès, serait la mesure de toute chose (pour paraphraser le Protagoras de Platon) en matière de pêche qui ne serait plus sous la plume de l'auteur « loisir » mais un « marché ».
« ... oublieux de la pêche à trousse-culotte ou à la grattée
la volante et la surprise qu'il enseignait autrefois
mouches et leurres le firent jusqu'à l'ongle empoté ... »,
Numa Marengo, Triages, Revue littéraire et artistique n° 15, 2003
Plus remarquable est l'aversion que porte l'auteur à la pêche à la mouche. Celle-ci est ringardisée et ses pratiquants relégués au siècle dernier et même au-delà. Une aversion si profonde, si méchante même, qu'elle interroge le lecteur. La critique est facile et semble tout à fait caricaturale. Que reproche-t-il à ses frères « pécheurs » ? Le goût pour les matériaux nobles, le dédain de la technologie, la valorisation de l'artisanat, une gestuelle paroxystique, un savoir patricien puisqu'il est censé passer tout entier par l'entomologie. Il faudrait, selon lui, repenser la mouche en passant par le leurre, passer de l'imitation au leurre. On se demande si Numa Marengo par ses critiques en rafales ne dessine pas sa propre allégorie de la caverne telle qu'on peut la lire dans La République de Platon. Imaginez une caverne longue et sombre dans laquelle des hommes enchaînés voient devant eux des ombres portées monstrueuses, extravagantes (en fait les ombres d'hommes portant des objets divers ou des animaux, mais invisibles aux yeux des enchaînés) qui dansent, fantastiques et stupéfiantes, sur la paroi. Pour les hommes enchaînés, le monde sensible fait la réalité. Pour autant il n'est pas encore vérité. La pêche à la Mouche (la majuscule est à peine une provocation...) n'est pas cette caricature dessinée. L'amour des matériaux nobles ? Il suffit d'ouvrir les catalogues pour se persuader du contraire, les cannes ne sont plus en bambou refendu et les soies ne sont plus naturelles depuis longtemps, il n'y a donc pas de dédain de la technologie. Quant à la valorisation de l'artisanat, qu'y a-t-il de dégradant, d'amoindrissant dans l'amour du travail, du bel ouvrage quand c'est pour son plaisir ? Les amateurs qui façonnent, avec style, leurs propres leurres en bois dans la veine Garage craft, dont la revue Predators avait vanté le génie créateur, ne seraient-il pas de nouveaux artisans ? Ne sont-ils pas plus proches du pêcheur à la mouche devant son étau ? La gestuelle paroxystique, je ne la vois pas très bien non plus, la majeure partie des lancers se faisant entre 10 et 15 mètres, le pêcheur en nymphe au fil pêche entre 3 à 5 mètres sans faux-lancer. Peut-être les images bien léchées du film Et au milieu coule une rivière de Robert Redford peuvent jeter quelques stéréotypes et quand bien même, ils ne sont pas si laids. Enfin, le savoir, une certaine connaissance entomologiste qui serait patricienne selon l'auteur, n'a pas besoin de dépasser les programmes de sciences naturelles de collège ou de lycée. Ce savoir n'est donc pas si patricien que cela, et s'il l'était, il s'est drôlement démocratisé. Le pêcheur à la mouche n'est pas ce « bourgeois » qui n'aurait pas fait « son Oedipe », ni « sa révolution industrielle » pour reprendre, encore une fois, les expressions de l'auteur : non ! Ce n'est pas cette vilaine caricature. Tout simplement parce que le pêcheur à la mouche est un pêcheur comme les autres.
Et, si je devais prendre le point de vue de Numa Marengo, je dirais même que c'est un pêcheur aux leurres comme les autres. La mouche est un leurre qui ne cherche pas à tout prix l'imitation exacte d'une nymphe, d'un insecte aquatique, terrestre ou de leurs différentes métamorphoses. Il y a, le plus souvent, des mouches d'ensemble, des mouches qui ne ressemblent à rien et par conséquent peuvent faire croire qu'elles ressemblent à tout. Pensez à la Peute d'Henri Bresson par exemple, aux mouches noyées, à celles des lochs écossés, aux streamers que les Anglais appellent « lures » (voir le dernier Trout fisherman et l'article « Catch more with lures »). Les mouches obéissent à des codes de couleurs, des silhouettes, des stimulis qui appartiennent aux leurres. En somme, la mouche et le leurre sont tous les deux artefact. Ils sont aussi tous les deux à l'interface des mondes humain et animal, visible et invisible et impliquent une éthologie particulière de la part du sujet leurrant (le pêcheur), dont tous les modes cognitifs sont tendus vers le sujet leurré (le poisson) par la grâce de l'artefact. La mouche et le leurre, que je distingue encore, impliquent tous les deux d'établir les caractéristiques perceptives de l'animal dans son milieu et dans un temps donné. Et, à la lecture de Numa Marengo, j'ajouterai, pour rire, une quatrième catégorie au trinome sujet leurrant-leurre-leurré, celle du sujet leurrant-leurré ! C'est-à-dire celle du « pêcheur leurré » (abusé) par les appâts publicitaires et commerciaux des grandes marques de leurres ! Finalement, mouche ou leurre, pas de réelle distinction. Ce sont tous les deux des leurres, et il faudrait alors, ne plus les concevoir comme des imitations mais comme des métaphores !
S'interroger sur la nature de la pêche revient à entamer une longue discussion sophistique où l'argument de Protagoras-Marengo s'échoue sur la dialectique platonicienne. Le leurre n'est pas la mesure de toute chose, mais le Leurre, lui, l'est ! de telle sorte que la pêche est ce moment singulier pendant lequel, grâce à un artefact, tous les efforts cognitifs du pêcheur glissent avec détermination vers le poisson, cherchent à pénétrer son monde, à jouer avec ses codes et à les faire siens. Une sorte d'ichthyanthropie, si l'on veut pousser le bouchon un peu loin vers une dimension onirique. Pour cette raison, il convient de ne pas repousser la littérature.
« ... le cou en émerillon et le drôle d'air narquois
qu'ont les Ôtreuh devant ce pléonasme ignare
du poisson-nageur rapala qui lui donnait la foi... »,
Numa Marengo, Triages, Revue littéraire et artistique, n° 15, 2003
Numa Marengo remarque, à juste raison, que ce versant de la pêche est bien plus développé aux Etats-Unis ; il cite Jack London, Hemingway pour l'importance de la nature dans leurs ½uvres (je passerais davantage par H. D. Thoreau pour établir une étape fondatrice du Nature Writing qui connaît en France un regain d'intérêt avec les éditions Gallmeister). L'Europe n'a pas développé un tel courant littéraire, c'est vrai. Mais en France, de grands écrivains ont consacré des pages magnifiques à notre activité, M. Genevoix, H. Bosco, plus proches de nous, ou R. Fallet, H. Jaouen, S. Sautreau, J. Rodier et bien d'autres. Le Royaume-Uni a développé un vrai courant littéraire sur ce sujet, qui faute de traducteurs reste assez ignoré (on peut pour s'en persuader consulter le catalogue de Coch-y-Bonddu books, 23 pages de bibliographie consacrée à toutes les pêches). La littérature halieutique, celle des écrivains-pêcheurs (la liste serait deux à trois fois plus longue s'il fallait évoquer les pêcheurs-écrivains souvent doués pour la plume comme P. Closterman, M. Constantin-Weyer, J. Favard ou encore un D. Taboury), n'est donc pas de l'ordre du symbolique. Mais, ces livres si passionnants n'ont jamais fait l'objet d'un travail éditorial qui pourrait créer un véritable corpus homogène, facile d'accès et populaire.
Il y a dans les rayons de nos bibliothèques de véritables trésors pour qui veut bien les chercher. Ils dessinent une mythologie riche, foisonnante, souvent merveilleuse de la pêche. Je pense qu'il est vital pour notre activité de « mythologiser » avec tous ces auteurs. Car, la mythologie va bien au-delà des croyances, des fables, de « l'inconscient du pêcheur » selon la définition de Numa Marengo. Le mythe, c'est la parole donnée comme transcendance, ce que la rationalité du logos ne peut dire car la dimension poétique, lyrique, sublime, toute cette puissance de l'imagination lui échappe. Cette littérature - ou mythologie - est tout aussi nécessaire au pêcheur car elle nourrit ses rêveries, nourrit son âme, là-bas, au-delà. Ce qui fait que la pêche est bien plus qu'un marché ou un loisir, qu'une rivière est bien plus qu'un cours d'eau, une truite bien plus qu'un poisson, et qu'un pêcheur est bien plus qu'un homme au bord de l'eau.
Avec Platon, la mythologie nous fait cheminer vers la vérité. Avec Numa Marengo, en accord avec lui cette fois, lorsqu'il poétise la pêche à la fin de son livre, il mythologise à sa manière, et de belle façon. Point de contradiction donc entre mythe, discours et pratique, car la pêche est bien plus que la pêche !
Chamane51 le 06/03/2015
Pêche et littérature, nature writing, livres de pêche.
John Gierach, Même les truites ont du vague à l'âme
Pierre Affre, La vie rêvée du pêcheur
Jean-Pierre Comby, Rêves de pêcheur
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