Le pays d'en haut est toujours entouré de nuages autant que de mystères, ses truites en sont encore plus merveilleuses. Un roman n'est jamais de trop pour raconter cela. Il faut savoir se donner du temps, s'accorder une respiration, ouvrir une parenthèse pour lire ou entendre les murmures que la montagne a bien voulu révéler à Philippe Cortay. Montagnard lui-même, il vit maintenant à Chamonix. Il se décrit lui-même comme un pêcheur, descendant d'une lignée immémoriale de pêcheurs-chasseurs ...
« Le coq de bruyère, le chamois et la truite sont sacrés sur le versant du soleil.
Et il n'est pas né, l'énarque qui fera changer les habitudes des gars du pays .»,
Philippe Cortay, Les Murmures du Versant.
On ne sait pas grand chose de sa montagne, quelque part dans les Alpes, l'Alpe, le haut pays, là-bas, là-haut dans la lumière froide et scintillante. Il y a une vallée, des maisons de pierres et de bois, des prairies, un chaos de roches, des sentiers pentus de muletiers ou de contrebandiers ou de braconniers. Des lacs comme de grands yeux bleus dans le bleu immense du ciel. Des paysans dont on ne sait plus s'ils ont fait la montagne à leurs mains ou si c'est le contraire. Point de paysage sans paysans dit-on ! Ceux de Philippe Cortay sont des taiseux, durs à la tâche, âpres aux gains, économes en tout et toujours entiers dans leurs sentiments et leurs violences. Tout un monde où vivre s'apparente souvent, en tout cas dans son roman, à survivre. Il y a Jean, jeune professeur qui se souvient des récits de l'Ancien. Un monde enfoui sous les sédiments de la mémoire surgit peu à peu. On y pêche évidemment, les truites font l'ordinaire mais leur pêche ne l'est jamais. C'est certainement dans le haut pays que la pêche à la Mouche voit le jour. Créée de toute pièce par la nécessité, l'isolement, la rigueur de l'environnement. Il y a toujours un coin dans le mazet pour ces choses, l'étau forcément peut-être même en bois, des hameçons fort de fer, des plumes trouvées dans le poulailler, quelques brins de laine de couleur tirés du tricot, la mouche est paysanne, rustique, sèche dans la première dérive puis noyée en fin de coulée. On l'imagine fournie, dodue et hirsute comme les mouche de A. de Bompuis que l'on peut voir dans le livre d'Edmond Ardaille. Agitée au bout d'un long fil attaché à une gaule en noisetier puis en bambou refendu dans le livre de Cortay. C'est une bouchée providentielle pour les truites de torrent qui savent d'instinct qu'il ne faut pas laisser passer la chance... Il y a la chasse aussi, inséparable de la vie paysanne, qui peut comme la pêche, faire la renommée dans le pays. Il n'y a pas si longtemps un Tony Burnand nous régalait de ses histoires de pêche et de chasse, au style concis parfois même simple, ponctué de quelques anglicisme glissés discrètement, comme en s'excusant car la pêche à la Mouche passe désormais par les maîtres anglais. Pas de frontière entre l'une et l'autre, pour Burnand, la pêche à la Mouche c'est faire mouche, toucher le centre de la cible, la mire c'est le gobage en son centre. Pêcheur, chasseur, même visée, mêmes objectifs : observer et toucher. Voilà ce que Burnand écrit en substance dans Les savoirs de la pêche à la mouche et que Philippe Cortay relate avec un naturalisme certain. Alors, la truite finit souvent dans le panier, ou cuite le soir, au bivouac, sur des pierres plates posées sur les braises. Quoi de meilleur après une journée à marcher, grimper, escalader ? La truite est tuée, sa chaire est bonne, nourricière, c'est aussi simple que cela. C'est peut-être chez Daniel Taboury dans À Contre-Courant, Tableaux de pêche qu'il décrit le geste, à la fois de manière clinique et poétique, qu'il dessine une nature morte qui resterait à peindre si c'était encore à la mode : « ... efficacité presque médicale du geste pour tuer et la glisser précautionneusement dans le panier sur les dentelles de fougères où s'accrochent désespérément des cuillers en vrac échappant aux bobines gluantes des nylons perruqués. » On me pardonnera cet extrait, mais nous le savons, la pêche c'est aussi cela, une prédation qui doit être raisonnée par la nécessité, autrement dit, très occasionnelle. D'ailleurs, Philippe Cortay fait également du no kill une pratique régulière, presque coutumière et surtout générationnelle. La pêche même enracinée devient sport « un combat de gentleman, avec un fil suffisamment fin pour laisser sa chance au poisson » écrit-il. On croirait lire Pierre Clostermann ou Lee Wulf. La vie du haut de pays s'écoule ainsi, selon les saisons sempiternelles, le temps s'étire en un cycle immuable contrarié parfois par les aléas de l'histoire dont les drames et les énigmes trouvent leurs résolutions à la fin du roman.
« Des profondeurs de sa jeune mémoire remonta le souvenir du jour où l'Ancien et lui étaient partis traquer la truite dans la gorge sous le lac »,
Philippe Cortay, Les Murmures du Versant.

Il y a chez Cortay une dimension qui fait de la pêche une sorte de madeleine de Proust. Les souvenirs enfouis surgissent lentement au récit d'une partie de pêche. La mémoire revient au grè des sensations multiples et surprenantes de la touche, un monde renaît par la pêche, il est maintenu vivant par elle et en même temps la mémoire retrouvée donne un sens affectif au présent. Cortay affirme que la pêche est apprentissage, confiance, partage, pur plaisir car c'est un monde autonome dont les frontières avec le monde réel le rendent encore plus distant, plus incompréhensible, plus inconfortable, plus incertain. La pêche et ses moments créateurs s'inscrivent dans l'effort musculaire de tout un corps, la tension psychologique d'un esprit qui, tendu vers un poisson insaisissable et invisible, s'imprime au plus profond de la mémoire, les signes que l'intelligence excitée à son plus haut point tentent d'interpréter, donnent sens au moment présent, font exister, durablement, essentiellement. La pêche fait mémoire, récit autobiographique, non pas parce que l'on raconte mais parce qu'elle fait le lien, le fil conducteur, qu'elle relie les générations en cordée, qu'elle rassemble les traces éparses, les mosaïques de souvenirs, qu'elle fait tableau. SCRIBITUR AD NARRANDUM, NON AD PROBANDUM (...), « On écrit pour raconter, non pour prouver » indique Daniel Taboury dans l'ouvrage déjà cité. Taboury se souvient alors de ses amis grâce à une partie de pêche sur le Thaurion dans la Creuse, la Rigole du Diable (que j'ai parcourue aussi), il se souvient de Daniel Maury, Gilbert Bordes, Charles Gaidy, Jean-Pierre Comby et d'autres. Est-ce un hasard s'il écrit des instantanés, de courts textes pris sur le vif qui sont comme des polaroïds ? C'est peut-être Tony Burnand qui apporte une réponse, en tout cas je la prends comme telle lorsqu'il écrit à la fin de son livre Les savoirs de la pêche à la mouche, que celle-ci permet « de revivre par l'esprit mille et un moments heureux ou malheureux d'une carrière anormalement étendue dans le temps et dans l'espace. » et il ajoute : « Et qui ne serait jamais finie... »
Chaque partie de pêche est une fraction d'éternité, qui reliée à une autre puis à une autre encore, fait un parcours de vie. Cortay nous hisse sur ses montagnes et tout là-haut on voit plus loin ... plus loin en nous.
« Il se jura de vivre comme ça toute sa vie. Dans la nature, avec son chien, sa canne et son grand-père à ses côtés pour lui raconter des histoires, dans ce cercle magique sous les étoiles, que son grand-père appelait la “galaxie du pêcheur” ».
« Ils pêchèrent quatre truites chacun. Cela prit un peu plus de temps pour l'Ancien. Sans doute davantage de souvenirs habitaient-ils sa mémoire »,
Philippe Cortay, Les Murmures du Versant.
Chamane51 le 31/10/2014
Pêche et littérature, nature writing, livres de pêche.
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Pierre Affre, La vie rêvée du pêcheur
Jean-Pierre Comby, Rêves de pêcheur
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